On dit des crises qu’elles sont d’excellents leviers d’accélération. Ce n’est pourtant pas l’impression qui se dégage a priori de notre expérience des différents confinements. La crise sanitaire a bien plutôt mis au pas, voire complètement mis à l’arrêt, nos vies et nos activités. Et la France n’y a pas échappé.
Mais, s’il est un domaine où tout semble s’être accéléré ces derniers mois, c’est bien celui de la transformation digitale, de nos sociétés en général, des entreprises en particulier. Ainsi, selon le baromètre Croissance & Digital publié en 2019 par l’Ipsos, 70 % de ces dernières percevaient alors le digital comme une opportunité. En revanche, moins d’une sur deux pilotait une stratégie véritablement engagée dans le sens de la transformation digitale.
La Covid-19 est venue rebattre les cartes. “Les entreprises, confirme Vincent Bouillon, le CEO de WeDigitalGarden, n’ont eu d’autre choix que d’engager leur transition à marche forcée”. La crise, ajoute Éric Ducasse, directeur de l’offre transformation chez Wemanity, a représenté “l’opportunité pour les organisations de revoir leurs pratiques, de trouver de nouvelles solutions et de gagner près de 7 ans d’avance sur la digitalisation”. Mais vos équipes savent-elles pour autant ce que renferme exactement la transformation digitale ?
1. Do you speak digital ?
Pas sûr. Pour leur défense, il faut bien reconnaître que la multiplication des expressions sur le web ne facilite pas la définition du phénomène. Que choisir, en effet, entre “transformation numérique” et “transformation digitale” ? Quelle différence faire entre “digitalisation” et “numérisation” ? Même pour nos experts, ces distinctions sont perturbantes ! “Elles renvoient davantage à une querelle d’universitaires car, explique Vincent, si différence il y a, elle est d’ordre sémantique”. Ainsi, poursuit Éric, “la transformation est numérique en français, elle sera digitale en anglais”. Ce qu’a confirmé la Commission d’enrichissement de la langue française en mars dernier dans un avis précisant que ni le nom ni l’adjectif “digital” ne sont corrects pour traduire le terme anglais homonyme.
Définition : la “transformation numérique” renvoie à la dimension technologique ; avec la “transformation digitale”, on passe du côté de l’usager.
Les puristes ? Ils vous rappelleront surtout qu’“à l’origine, le numérique c’est le nombre”, qu’il s’oppose par définition à l’“analogique” en présentant l’information sous la forme de 0 et de 1. Par extension, la “transformation numérique” renverrait alors à tout ce qui a trait aux technologies. Elle concernerait, concrètement, la mise en place de nouveaux réseaux, le déploiement de l’Internet des objets ou la gestion d’un stockage de data de type cloud.
Avec le “digital”, on passerait du côté de l’usager, de son expérience de la technologie numérique, de ce qu’il fait avec ses “doigts”, pour faire écho à l’étymologie. Valeurs de base versus valeurs d’usage telle serait donc la clé de compréhension. Mais si les choses ne sont pas si simples à démêler, c’est parce que la transformation digitale englobe la transformation numérique.
2. Une transformation digitale en trois dimensions
Les 3 axes de la transformation digitale : relations client, nouveaux services et processus
Pour les entreprises, elle s’articule, selon Vincent, autour de trois axes principaux :
- Le premier concerne la relation client, la manière de communiquer avec eux en leur envoyant des emails ou des notifications, ainsi que toute la dimension CRM bien connue des services marketing.
- Le second relève de la création, et donc de l’utilisation, de nouveaux services qui sont autant d’opportunités de business greffés autour de business traditionnels. C’est le cas par exemple du drive.
- Enfin, le troisième axe est construit autour des processus d’autonomisation ou de perfectionnement dont la mise en place s’amplifie chaque jour davantage et dans tous les secteurs pour gagner en efficacité et en productivité.”
La transformation digitale ne date donc pas d’hier, en témoignent les changements ayant trait à la relation client, au CRM ou aux processus. En revanche, plus récente est la dimension liée à l’émergence de nouveaux services. Et elle va de pair avec une forme de contraction du monde. “Désormais, rien que par sa présence sur le web, explique Éric, une PME de quartier peut toucher n’importe quel client aux quatre coins de la Terre. Cela induit un changement de la notion de concurrence”.
Avec les technologies d’aujourd’hui, plus rien n’empêche de nouveaux entrants de marcher sur les plates-bandes des mastodontes de leur secteur. Comment ? “Avec des produits plus disruptifs et une plus grande agilité”. Mais, observe notre expert, “on assiste également à un changement des modes de consommation”. Un clic suffit pour “switcher d’un produit à l’autre, d’un service à l’autre”.
La digitalisation : facteur d’impacts maximal
Car, oui, la digitalisation ne s’arrête pas aux portes de l’entreprise. Ses impacts sur notre quotidien se comptent par dizaines ! De nos manières de consommer à nos interactions sociales, de nos rendez-vous amoureux à nos modes de travail : le numérique a tout bouleversé. “La révolution digitale génère une révolution anthropologique et, en retour, la société humaine évolue. Elle engendre donc, avec le digital, de nouveaux usages, de nouveaux comportements, de nouveaux produits”… qui n’ont de produit que le nom ! Qui aurait cru, en effet, qu’un jour un géant du secteur hôtelier ne possèderait aucun établissement en propre ?! C’est pourtant le cas d’Airbnb. “Rien de manufacturé ne sort de chez Airbnb, pas plus que de chez Uber qui ne dispose d’aucune voiture”. Aucun produit dans les rayons et Vincent de trouver cela “fascinant !”
Le constat : “La révolution digitale génère une révolution anthropologique qui en retour engendre de nouveaux usages, de nouveaux comportements, de nouveaux produits”
Tout aussi fascinant : se perdre dans les méandres des catalogues toujours plus grands des plateformes de VOD. Avec le numérique, il est devenu plus facile de se divertir ou de se cultiver. Envolées également les lourdeurs bureaucratiques ! L’administration se met, elle aussi, à l’heure du digital et du Big Data. La technologie ne se contente donc pas de “nous pousser à l’hyperconsommation. Elle désengorge aussi les services publics !”
Mais, en France comme ailleurs, l’utilisation du digital n’est pas sans risque. Traçage des données, identité numérique usurpée, fraude commerciale en ligne, brèche de sécurité, violation de l’intimité sur les réseaux, etc. Toute notre vie se situe désormais dans le cloud. Internet soulève même désormais des enjeux de souveraineté.
Un exemple parmi d’autres ? La problématique optimisation fiscale des GAFAM, ces géants du net qu’aucune frontière géographique n’arrête. Pour reprendre la main, de nombreux États commencent à légiférer. “Ils ont certainement raison, constate Éric, car les choses bougent dès lors que le pouvoir politique s’en empare”. Mais, regrette Vincent, “sur les questions environnementales ou sociétales, nous en sommes encore au stade des politiques de compensation”. Et ces manœuvres réglementaires prennent du temps. Or, les technologies numériques ont sonné le glas de notre patience !
3. Transformation digitale : entre accélération et résistances
“L’ubiquité et la vitesse sont, en effet, les maître-mots de la transformation digitale”. La preuve ? Notre irritation dans la salle d’attente des réunions virtuelles ou face à l’ouverture de pages web trop lentes… Ce phénomène d’accélération, presque schizophrénique, les entreprises en font l’expérience au quotidien. Elles doivent, en effet, se transformer en permanence sous peine d’être concurrencées ou de mourir. “Notre rôle consiste dès lors à aider nos clients à aller plus vite, à les équiper des meilleurs outils, à les aiguiller vers la bonne direction pour qu’ils proposent le service adéquat et ne se fassent pas disrupter”.
Les maître-mots de la transformation digitale : Ubiquité et vitesse
Et les grands groupes ne font pas exception. Aussi, les voit-on multiplier les campagnes de communication et de marketing pour inviter la génération Z à rejoindre leurs rangs. “Ils redoublent d’imagination pour proposer des programmes d’incubateur ou de financement à destination des startups”. Le problème ? Ces types d’entreprise ne sont pas forcément compatibles. “Leur collaboration peut donc vite tourner au choc des cultures et, in fine, à l’échec.” Les équipes de Vincent et d’Éric interviennent alors “pour réfléchir avec les clients à la meilleure manière d’intégrer un esprit startup au sein de leur organisation.”
Autre foyer de résistance ? Le management. Dès que l’on parle de transformation, les attentes sont rarement naturellement alignées. Mais cela n’est pas une fatalité ! “Le top management doit permettre de donner le cadre minimum. Or, très souvent, estime Éric, ce cadre est mal posé.” Pire, on n’explique pas aux équipes opérationnelles pourquoi une transformation est lancée. Par contre, on leur dit comment la mettre en œuvre !
Le constat de nos experts est sans appel : “cela ne marche pas non plus. Il est préférable de permettre aux collaborateurs de s’exprimer, de se servir des nouveaux outils numériques, de s’emparer des modes de travail”. En somme, l’enjeu consiste à “accompagner les différentes strates à piloter différemment, à désiloter les organisations pour améliorer l’expérience client comme celle des collaborateurs”.
4. L’humain avant la digitalisation
Les modèles poussés par le digital sont, en effet, plus décentralisés. “L’entreprise, espère Vincent, va s’en inspirer pour faire davantage confiance aux employés, leur donner plus d’autonomie”. Un désir d’indépendance ravivé par la crise sanitaire. La généralisation du télétravail a parfaitement démontré que décentralisation ne rime pas nécessairement avec perte de contrôle. Elle implique simplement de travailler différemment, parfois depuis n’importe où dans le monde et souvent de manière collaborative grâce aux technologies.
À vous de jouer ! : “La difficulté n’est pas technique. Il ne s’agit que de l’humain”.
Ce mouvement de décentralisation rend la place de l’entreprise d’autant plus saillante. Désormais, on attend qu’elle joue sa partition, de concert avec l’État et la société civile. L’objectif ? S’affronter pleinement aux enjeux soulevés par le digital. “De la RSE à la gestion des données, l’entreprise a incontestablement un rôle à remplir”. Et pas question de le tenir uniquement pour faire un coup marketing. Cela ne leur rendrait en rien service. Éric remarque que “se demander comment rendre son offre plus green ne suffit plus. Les entreprises doivent repenser leur offre pour faire en sorte que le green en fasse pleinement partie”.
Certaines startups l’ont parfaitement compris. Mais, rassure Vincent, “il reste de la place pour la création de nouvelles missions, de nouveaux projets, de nouvelles pratiques”. D’ailleurs, les TPE/PME ont peut-être davantage à y gagner puisque “changer leur mode de fonctionnement s’avère bien moins compliqué que dans un grand groupe”.
Leur organisation à “taille humaine” les rend également plus aptes à inscrire l’humain au cœur de leur transition digitale. Car, après tout, la digitalisation est d’abord une affaire d’humains. Pour nos experts, “il n’est d’ailleurs question que de l’humain. La difficulté n’est pas technique”. Bien sûr, pour devenir la prochaine licorne, il faut avoir la bonne idée et, si possible, au bon moment !
Mais comment y parvenir sans convaincre le monde de la pertinence de vos services ? Comment passer de 10 à 500 employés sans les engager ? Comment construire sa stratégie marketing sans prendre en compte les besoins de ses clients ? Comment vendre en ligne vos solutions sans soigner la communication à destination de votre communauté ?
“On retrouve l’humain d’un bout à l’autre de la chaîne”. Sans lui, pas d’avancée. Il est souvent le premier frein dans les transformations. Il est surtout le lieu de la contradiction, insatisfait de son bullshit job un jour, client d’une plateforme de livraison de repas le lendemain… “Il ne s’agit que de l’humain”. C’est donc à lui, c’est donc à nous tous qu’il conviendra de décider ce que nous ferons de la transformation digitale.