Dans l’œil de nos dirigeants, la croissance des GAFAM et autre BATX aura pu être source de scepticisme, curiosité, jalousie, voire de frustration. Le point commun de ces entreprises ? Elles représentent une forme de succès des économies de plateforme. Elles sont à même de réunir directement clients et fournisseurs de services dans un même espace numérique. Cet espace est un terreau de données qui permet d’envisager la génération de marges et de gains de productivité importants.
Avoir accès au comportement de milliers d’utilisateurs sur une activité humaine est clairement une porte ouverte à une croissance importante. Nous pourrions être amenés à croire que c’est une question de technologie ou de données. Ces accès sont certes l’expression d’un pouvoir technologique, mais celui-ci ne pourra s’exprimer sans en incarner les dimensions humaines.
Incarner l’évolution du système
Dans un rapport de 2017, le McKinsey Global Institute nous montre qu’une structure numériquement avancée possède un rythme de croissance accéléré par rapport à une concurrence potentiellement moins mature sur ces enjeux. Au-delà de cet investissement numérique, un autre point nous semble particulièrement important : le soutien du comité exécutif sur les initiatives numériques et data. L’importance du soutien de la direction ne se limite pas à quelques entreprises suivant un modèle de croissance explosif façon GAFAM.
Dans La Transformation digitale des entreprises, David Autissier et Emily Metais-Wirsh abordent des exemples français de transformation numérique réussies.
Ces entreprises qui ont réussies leur transformation numérique
Par exemple, AXA a décidé de placer le client au cœur de sa stratégie de digitalisation et marketing. Un des marqueurs de cette volonté de mettre le digital au centre d’AXA a été la nomination d’un chief transformation officer et d’une chief digital officer au comex (source: CIO-online). Ce qui est intéressant, c’est que AXA a pris les devants au lieu de subir la transformation digitale. Elle a cherché à transformer son métier pour protéger la vie courante et ne plus être un “gestionnaire de sinistres” alors que la moyenne d’âge des collaborateurs est de 47 ans. Ainsi le numérique est devenu un allié dans la remise en cause d’un business model.
Un autre cas qui pourrait surprendre : celui du groupe Pernod Ricard. L’une des difficultés historique du groupe a été la fragmentation géographique et la distance du groupe par rapport à ses clients finaux, savoir ce qu’ils veulent, où et comment. Le numérique est une opportunité qui permet de résoudre ces problèmes par la connaissance client, notamment en exploitant le Social Listening. Son PDG est un moteur dans cette transformation numérique du groupe qui a permis de générer une croissance organique de 10% après 4 ans.
Enfin le cas de La Redoute, au bord du dépôt de bilan fin 2013. L’arrivée d’une compétition 100% digitale a mis à mal la proposition de valeur de l’entreprise, le numérique est devenu une obligation de survie. Nathalie Balla (PDG) accompagnée d’Éric Courteille se sont ainsi battus pour transformer l’entreprise, sa culture et ceci malgré le désengagement de Kering, son propriétaire. Le pari aura été gagnant, car en remettant en cause des fonctionnements historiques (le fameux catalogue), en alignant les intérêts de tous (notamment beaucoup de salariés devenus actionnaires), le groupe sera de retour dans une activité bénéficiaire en 2021.
Paradoxalement, le monde se numérise à la recherche de nouveaux modèles de croissance mais ce n’est pas une question de technologie. Franck Confino, consultant numérique résume ici, les raisons de rater sa transformation. Il est marquant à quel point peu de ces raisons sont réellement technologiques. Les transformations numériques réussies n’ont pu s’opérer que par l’exercice d’un leadership – humain – qui a servi à stimuler la refonte des façons de travailler. La technologie est pour ainsi dire secondaire.
Se protéger
En général, les économies de plateformes et les entreprises numériques sont agiles. L’agilité doit ici être considérée comme un état d’esprit. En ayant accès à des informations en temps réel, les entreprises évoluent naturellement vers des schémas d’organisations qui basculent rapidement et ont une forte capacité d’adaptation.
Historiquement, le droit du travail a cherché à protéger les salariés suite aux enjeux amenés par la révolution industrielle. Les évolutions technologiques récentes ont fragilisé ces statuts tels qu’on pu le présenter des auteurs comme Alain Supiot, Diana Filippova ou encore Shoshana Zuboff: les salariés sont encore moins égaux aujourd’hui.
Alors que le contrat de travail était initialement conçu comme une nouvelle liberté, librement consenti, cela n’est clairement plus le cas. Dans les économies de plateformes, la question se pose, un chauffeur Uber, devrait-il avoir une mutuelle ? Une sécurité sociale ? Un salaire minimum ? A-t-il le droit d’exercer face à des chauffeurs de taxi ? Les questions soulevées à travers l’Europe sont en effet nombreuses et les challenges sur lesquels il faudra légiférer dans un futur proche sont multiples.
Que dire également de métiers remis en cause comme celui d’hôtes/hôtesses de caisse ? Lorsque dans un futur proche, faire passer un caddie au travers d’un portique suffira à en chiffrer la valeur marchande ou que la transaction est passée en ligne, quelle place pour ce métier ? Selon Géant Casino, la réponse est dans l’accompagnement des clients et le contact humain. Cela passe ici par un grand plan de formation des collaborateurs. En effet, comment gérer les débordements de comportements (vols, etc.) ou encore divers problèmes techniques ? La réponse est humaine. Dans une situation analogue, lors de la location d’un vélo ou trottinette en flotte libre, que peut faire l’usager en cas de défaillance du système à part tenter d’appeler une centrale qui se trouve peut-être à plusieurs milliers de kilomètres de là ? C’est le piège dans lequel la grande distribution semblerait ne pas vouloir tomber.
Enfin, des questions se posent également sur la situation des travailleurs indépendants, artisans et commerces de proximité. Leur situation est d’autant plus préoccupante en cette année 2020 avec les conséquences de la pandémie de Covid conjuguée aux confinements que nous vivons. De façon schématique, lorsqu’un grand groupe possède la possibilité de rediriger une partie de son activité commerciale vers des supports numériques, le “petit” se retrouve privé de cette même souplesse. Ainsi que nous avons pu le constater dans la presse, légiférer sur les autorisations d’ouverture afin de maintenir une cohérence pour tous présente un certain challenge dans le respect de la devise d’égalité française.
Il semble ainsi que légiférer et former seront nos meilleures protections pour augmenter nos résiliences individuelles face aux challenges des économies de plateforme.
Embarquer
Une interrogation demeure une fois que nos leaders nous indiquent la voie et que nos fonctions sont dans une stabilité raisonnable. Comment accompagner ce changement pour tous les collaborateurs ? La fonction RH a ici un rôle critique double : elle se transforme numériquement (plus de télétravail, d’outils numériques de gestion, etc.) ET elle se doit d’accompagner le changement de référentiel des collaborateurs.
De nouveaux outils tels que l’e-learning et les plateformes de gestions de ressources humaines pourraient laisser penser que les collaborateurs seront maîtres de leurs propres trajectoires professionnelles. Il est cela dit illusoire de penser que la plupart s’aligneront et se formeront par eux-mêmes pour suivre des trajectoires d’entreprises régulièrement remises en cause. Il faut les accompagner mais comment ?
Dans le chapitre 5 de son programme “Going Digital”, l’OCDE explicite ce challenge que nous devons affronter : former les collaborateurs et les préparer à avoir plusieurs vies professionnelles. En effet, le numérique ne crée pas uniquement des nouveaux métiers, il en transforme beaucoup.
La Poste est un exemple positif de cet effort d’acculturation. Que font un “data scientist”, un “data engineer” ou encore un “data analyst” ? Comment travaille-t-on avec eux ? Pourquoi faire ? Ce sont des questions importantes auxquelles il faut préparer les équipes métier. La Poste a aussi mis en place des stratégies de formations qui permettent par exemple à des guichetiers de devenir des data engineers. Ce type d’initiatives apporte un arc digital à des professionnels qui sont alors :
- parfaitement intégrés au terrain,
- dans un parcours d’évolution résilient,
- et fidélisés dans la mission de l’entreprise.
De son côté, la recherche académique explore les possibilités pour restructurer les programmes universitaires afin qu’ils puissent suivre les besoins du marché du travail. Construire des formations qui sont plus dynamiques permettront ainsi d’améliorer l’employabilité des futurs professionnels. Ces mécanismes n’existent pas encore aujourd’hui.
La tendance est là, il nous faut tous devenir plus agiles pour bénéficier des avancées technologiques récentes. Cet investissement est à la fois personnel et structurel.
Conclusion
Notre modèle économique nous emmène vers un monde dans lequel le numérique aura une place toujours plus prenante. Le choix que nous avons pourrait se résumer dans la différence qui consiste à suivre ou incarner.
Nul doute que les métiers RH se complexifient et que les réglementations sont devenues enchevêtrées. Il est certes possible de faire le choix d’appliquer un management des “ressources” humaines coercitif et destructeur du tissu social, sans même avoir besoin du numérique. Les alternatives existent pourtant en se plaçant à l’autre extrémité du spectre : la co-construction. La technologie n’est pas un problème en soi, ce n’est qu’une loupe de nos propres problèmes. En concentrant plus d’énergies humaines au même endroit, elle ne fait que nous placer face à nos façons de faire.
Les économies de plateforme, notre monde numérique, n’est pas unique mais multiple. Le choix existe entre un Uber ou un Marcel: modèle de VTC local et numériquement moderne qui travaille avec des partenaires. Commanderez-vous sur Amazon ? Ou penserez-vous à l’économie circulaire de Back Market? Les technologies numériques ne sont pas un frein mais l’opportunité de nous remettre en question. Une des questions qui demeure concerne votre choix en tant qu’individu. À quel monde numérique souhaitez-vous contribuer ?
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