Démotivation, sentiment d’isolement, fatigue, parfois même crise d’angoisse et sensation de vide existentiel… Bienvenue dans le monde merveilleux du télétravail imposé par la crise sanitaire. Dans ce contexte particulier, beaucoup d’entre nous sont concernés par ces symptômes, parfois hélas annonciateurs d’une maladie bien plus grave : le brown-out, ou l’impression généralisée de perte de sens au travail. Managers et DRH, comment pouvez-vous déceler les signes avant-coureurs de ce mal-être, et quelles solutions apporter à vos équipes ?
Nombreux sont les maux susceptibles de frapper les collaborateurs aujourd’hui. Si aucune solution miracle n’a été développée à ce jour, plusieurs leviers permettent d’endiguer le mal-être des salariés et de l’empêcher de s’installer durablement.
Brown-out : le nouveau visage du mal être au travail
Le sociologue Emile Durkheim avait prédit que la perte de normes et de repères serait le prochain mal du siècle. Au travail, la pluralité des pathologies accablant les travailleurs semble lui donner raison… La dernière en date : le brown-out.
Après le burn-out, un état d’épuisement physique, mental et émotionnel induit par une surabondance d’objectifs déraisonnables, et le bore-out, sentiment d’ennui causé par l’absence de missions stimulantes et une sous charge de travail, c’est le brown-out qui ronge dorénavant de nombreux collaborateurs. D’origine anglo-saxonne, l’expression s’applique habituellement aux appareils électriques pour décrire une réduction de l’intensité d’utilisation afin d’éviter une surchauffe. Dans le monde de l’entreprise, le brown-out décrit la diminution de l’engagement des collaborateurs résultant d’un sentiment de perte de sens vis-à-vis de leur travail ou de l’incompréhension du fondement de leur mission et des tâches qui la constituent. “Et cette perte de sens, on peut en tomber malade”, assure François Baumann, médecin spécialiste des souffrances au travail.
Si ces trois déclinaisons de souffrance au travail ont des causes différentes, les conséquences sont les mêmes : des salariés lessivés. Mais dans le cas du brown-out, le mal est plus insidieux dans la mesure où il provient d’une sensation diffuse de vacuité et d’absurdité, sensation aux contours impalpables, difficile à cartographier et quantifier.
Si les anglicismes sont récents, les maux ne le sont pas. En 2013, l’anthropologue américain David Graeber faisait déjà état de ces “bullshit jobs” (“métiers à la con”) dans le magazine Strike!. Il les définissait comme : un emploi rémunéré si inutile ou néfaste que le salarié ne parvient pas à justifier son existence. Récemment, un sondage précisait que si 92 % des cadres participaient régulièrement à des réunions, elles étaient pour 88% d’entre eux improductives et superficielles…
À l’heure d’un télétravail subi et quasi total, la sensation de brown-out est non seulement exacerbée, mais de plus en plus répandue, surtout chez les jeunes cadres, dont la moitié serait concernée, selon une étude Deloitte.
Brown-out quand tu nous tiens : détecter les signes
Avec l’éclatement spatial des équipes, pas facile pour vous de savoir qui parmi vos collaborateurs est sur le point de décocher. Pourtant, certains signes permettent de tirer rapidement la sonnette d’alarme. “En général, on s’aperçoit très vite que quelque chose ne va pas car le travail s’en ressent, il est mal fait, bâclé… ”, explique Nathaniel Philippe, fondateur de HeyTeam. “Il faut cependant savoir rester extrêmement vigilant et surtout très humble, car il n’existe pas de formules magiques pour poser ce genre diagnostic. Chapeau à celui qui peut s’enorgueillir de détecter automatiquement le mal-être dans les équipes, d’autant plus que le télétravail nous prive de ressenti direct.”
Comme le souligne Anaïs Georgelin, fondatrice du cabinet de conseil somanyWays, pouvoir reconnaître les signes de brown-out implique la détection de changements de comportement. Pour être en mesure de percevoir ces changements, encore faut-il déjà bien connaître chacun des individus composant ses équipes : cela implique de passer du temps avec eux en étant réellement à leur écoute. Évidemment, tout le monde ne réagit pas au brown-out de la même manière, et les signes de cette pathologie sont très hétérogènes. “Il y a par exemple ceux qui sont dans le ‘sous’ et ceux qui sont dans le ‘sur’. Quelqu’un qui ne va pas bien peut en faire trop en étant par exemple omniprésent sur les réseaux sociaux de l’entreprise pour compenser l’absence de travail et essayer de faire illusion. À l’inverse, il y a ceux qui vont couper le son et l’image, se retirer de plus en plus, avec des rendus bien plus longs que ceux auxquels ils avaient habitué leur manager.”
Un avis partagé par Thibault Beuken, Agile HR Practice Lead chez Wemanity, qui observe que les signes avant-coureurs de brown-out peuvent revêtir différentes formes : baisse de productivité, absentéisme, repli sur soi, incapablité à se fixer des objectifs à court ou long terme, ou encore inversement de personnalités, comme le fait pour des introvertis de devenir plus extraverti, et vice versa. D’autres signes, plus subjectifs encore, comme la modulation de la voix et des expressions faciales, peuvent être décelés en visioconférence.
Pour être en mesure de repérer ces symptômes, Thibault Beuken recommande la création de rituels et d’environnements propices, et la plupart d’entre eux fonctionnent même à distance, qu’il s’agisse de team meeting, de daily coffee, ou de discussions en one to one. “Le but ici est de créer un environnement de sécurité psychologique et émotionnel où le rapport humain est privilégié, cela implique que le manager ose dévoiler sa vulnérabilité, partager ses doutes et ses angoisses, d’humain à humain… Car pour que les autres se dévoilent, il faut commencer par se dévoiler soi-même. En termes plus philosophiques, cela passe par le fait d’accepter sa finitude. Et c’est d’autant plus difficile pour les hommes, élevés dans la culture de ‘l’alpha male’ qui dévalorise le fait de montrer ses émotions. »
Ce qui est certain, c’est que la crise sanitaire amplifie au sein de chaque entreprise les tendances déjà à l’œuvre. Dorénavant, la quête de sens prend encore plus de place et les entreprises n’ayant jamais pris le temps de la réflexion seront d’autant plus pénalisées. “Car rares sont ceux qui deviennent meilleurs en période de stress”, déplore Anaïs Georgelin.
Les remèdes à apporter face à un sentiment de perte de sens au travail
Comment dans ces conditions ré-embarquer à distance des collaborateurs atteints de brown-out ? Plusieurs possibilités s’offrent à vous.
Nathaniel Philippe préconise tout d’abord certains outils faciles à mettre en place, comme les questionnaires de satisfaction anonymes : “Cela permet de prendre la température et donne rapidement un premier indicateur pour anticiper les prochaines étapes.” Le dirigeant évoque aussi la mise à disposition d’une cellule psychologique gratuite ou d’assistants sociaux pour répondre aux symptômes les plus graves des salariés en souffrance.
Autre piste à appliquer en amont cette fois : miser sur le collectif et favoriser un management horizontal. En effet, d’après l’étude menée en 2019 par HelloWork, 57% des recruteurs et 45% des candidats considèrent l’esprit d’équipe comme le plus important des soft skills. Pour cela, plusieurs outils à disposition, à commencer par l’adoption du “lead and follow”, soit le « leadership distribué ». Ce modus operandi signifie que celui qui maîtrise le sujet en cours prend la direction sur la thématique. Et ce n’est pas toujours le N+1 !
Une autre possibilité : adopter le management “en position basse”, soit le fait pour un manager de recourir aux conseils et à la formation de la part de ses N-1.
Pour les dirigeants, Nathaniel Philippe souligne la prépondérance de l’alignement des actes et des valeurs prônées par l’entreprise : “Il n’a jamais été aussi important de se rapprocher de sa mission et de sa raison d’être. Cela passe par sa définition précise et objective.” (Illustration : si une entreprise met l’accent sur l’évolution de ses salariés, il faut effectivement leur donner accès à des formations nombreuses et variées.)
De son côté, Thibault Beuken préconise d’impliquer les salariés dans la co-construction de l’organisation : “une idée pourrait être d’organiser des réunions tous les 3 mois pour revoir ensemble la raison d’être de l’entreprise dans son ensemble, d’un département ou même d’un produit.”
Finalement, la période de crise que nous traversons joue un rôle de test. “Ceux qui ont su engager leurs salariés vont ressortir plus fort”, assure Nathaniel Philippe. “La fonction RH, trop longtemps délaissée et pourtant maillon essentiel de la cohésion, fera toute la différence.” Un point de vue partagé par Anaïs Georgelin : pour elle, la crise oblige les entreprises à se poser des questions sur leur utilité. Et à se réinventer s’il le faut. Encore faudra-t-il pour cela, une fois la crise passée, oser prendre le temps du bilan et de la réflexion collective, sous peine de retomber dans le diktat de l’immédiateté.